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4 février 2010 4 04 /02 /février /2010 11:52

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Parle-moi… Allez, parle-moi, dis-moi quelque chose. N’importe quoi…

L’océan lui renvoyait une brise douceâtre, rien de plus. L’estran découvert s’étalait devant lui, masse sombre et déchiquetée par la caresse sauvage qui le noyait quotidiennement… Le vent s’était calmé, le soir venu. Les gens du coin disent que c’est la marée qui fait cela… Il avait du mal à y croire, qu’un évènement aquatique puisse avoir une quelconque influence sur l’air et ses mouvements. Pourtant, il était habitué à en croire des conneries ! Du moins à les écouter, et y réfléchir. Ne jamais rien négliger.

Aucune réponse à attendre, Dario le pressentait. La mer garde trop de secrets pour être un témoin valable… Mais il aimait ne pas se sentir seul lorsqu’il était paumé, il avait besoin de s’inventer un compagnon d’infortune, une présence qui le soutienne et l’aide à trouver lui-même la solution d’un problème qu’il craignait insoluble… L’assistance et les familles d’accueil, ça a du bon parfois, se disait-il souvent, alors qu’il discutait avec personne. Depuis tout gosse, il avait ainsi appris à tromper la solitude, le dénuement affectif, par ce genre de stratagème intellectuel. Oh, bien sûr, ça ne lui donnait pas réponse à tout. Juste, ça lui permettait de persévérer encore un peu dans une direction encombrée ; farfouiller un peu plus l’impasse apparente de ses méninges, histoire d’y dénicher un début de quelque chose, un petit rien du tout… Ne pas sombrer trop vite dans le cloaque de l’échec.

L’odeur des algues sèches et de la vase le berçait de souvenirs… Il revoyait les pinèdes, les dunes grignotées par cette dérisoire végétation qui pousse sous les embruns. Ses premières vacances, à dix ans, en colonie. Des classes vertes, pour enfants sombres. Tous ces petits orphelins qui n’avaient pour la plupart jamais croisé autre chose que des inconnus. Des liens se tissent parfois entre ces gamins, la misère rapproche. Mais, pour Dario, ça avait été un peu différent. Il n’était pas juste orphelin, lui. Pas besoin d’avoir des parents idiots pour se nourrir de haine et de bêtise… Dario, c’était un paria chez les parias. Le fils de rital, un de ceux dont le père était venu bouffer le pain des bons Français dans les années cinquante. Il y était d’ailleurs resté, ce salaud de macaroni. Une chute mortelle, en retapant les gouttières de l’hôtel de ville de Pantin…On n’a pas idée de devenir couvreur quand on a le vertige ; si seulement il avait été fichu de le dire avant ! Le savait-il, seulement.

A mesure que Dario déambulait dans les méandres de son passé, les rochers se recouvraient de cette écume beige sale qui accompagne le flux… Il ne voyait plus rien, il n’était plus là déjà, pour apercevoir quelques mouettes noctambules déchiqueter une seiche crevée, à quelque distance de là… Du soleil, on ne voyait quasiment plus qu’un halo rougeâtre et trouble à l’horizon… Les vacances à Lacanau, le sable, les vagues, et cette odeur ! Tous les soirs, il essayait de faire le mur, juste pour se retrouver enfin seul au bord de l’eau, lui qui se sentait tellement à part au milieu des autres… Il en avait passées, des soirées à contempler les reflets des vagues sous la lune, à écouter les bruissements des arbres, à sentir craquer sous ses pieds nus le vieux goémon…

Il s’était endormi. Comme quand il avait dix ans. Mais maintenant il ne risquait plus grand-chose ; un rhume, peut-être.

La mer était presque haute, à présent. Quatre heures plus tôt, il avait tenté un dernier interrogatoire, auprès de ce vieil instituteur, Monsieur Salaun. Leur dernier suspect envisageable, a priori… Ce type l’avait intrigué dès le début de l’affaire. C’était un ami du taxidermiste. Comme tout le monde au village, en fait, et à en croire les gens du coin… Étonnant, comme on peut devenir populaire lorsqu’on meurt ! Tout le monde avait un mot sympa pour lui, chacun avait une anecdote, beaucoup lui avaient un jour amené qui un trophée de chasse ou de pêche, qui son chat mort, pour le faire empailler… Un bon gars, honnête, franc et rigolard. Un brave type que tout le monde aimait, qui poussait le zèle jusqu’à se taper la messe chaque semaine et même aider le vieil abbé Cloarec à préparer l’église avant chaque office… mais qui s’était pris un marteau sur la cafetière juste en sortant de son magasin. Sous un échafaudage, en allant voir l’abbé, justement… Peu banal. C’est ce qu’avait sorti le commissaire Marlat juste avant de reprendre des hors d’œuvre asiatiques à volonté.

Dario avait vérifié : pas de tempête ce jour là, rien qui justifie vraiment un tel coup du sort. Les ouvriers devaient revenir quelques heures après sur le chantier, et n’avaient pas rangé leur matériel… Au final, tout juste de quoi envoyer un gars sur le coup, vite fait.  Histoire de pouvoir remonter un rapport qui serait classé en accident rarissime… Marlat avait semblé hésiter une seconde – tu parles ! – tout en mâchonnant son douzième nem. Le rital s’y collerait bien, il ne bronchait jamais quand on lui collait ce genre de purge… Tout le portrait de son père.

Une vague un peu plus puissante que les autres vint lui mordre les chevilles, le réveillant en sursaut. Le noir absolu. Juste le bruit de l’océan, qui lui paraissait incroyablement intense. Au loin, il entendait la falaise noire craquer sous le joug de la marée… Il se releva, presque effrayé par la pénombre, par cette immensité désormais invisible dont il ne pouvait que deviner la violence. Sa voiture était garée quelques centaines de mètres plus haut, il suffisait de retrouver le petit escalier de granite par où il était descendu dans cette minuscule crique… La paroi d’ébène qui se dressait face au rivage n’était guère franchissable, sinon.

Encore engourdi de sommeil, et sans doute aussi guidé par la chance, il se trompa de direction, partant un peu trop vers la gauche, là où il eut fallu tirer tout droit, sans chercher à éviter les paquets d’algues que les eaux atteindraient bientôt…

De la chance, oui. Il en fallait pour distinguer cette forme plus claire au milieu de rien. Sans doute déposée deux jours plus tôt, lors de la dernière grande marée (il avait vérifié ça aussi, en se rencardant sur la météo, information collatérale)… C’était un truc étonnant, un genre de chaussure orthopédique, à en juger par la semelle anormalement épaisse. Une godasse d’estropié, de pointure trente-quatre. Un gamin ? Non, plutôt une femme, une toute petite femme. Avec un pied bot, peut-être. Ou une qui aurait eu la polio…

Sans trop savoir pourquoi, il fourra la quasi-prothèse dans la poche de son caban, avant de reprendre sa marche vers la falaise…

 

Il s’était trompé, l’escalier était juste un peu plus à droite.

 

* * *

 

- Parle-moi… Allez, parle-moi, dis-moi quelque chose ! Tu ne dis jamais rien, toi… Ah ça, pour me faire comprendre que tu n’es pas contente, tu te poses là ! Mais quand il s’agit de discuter, de répondre à mes questions, tu es moins loquace, Caro…

Mais, comme souvent, Caroline ne répondait pas, se contentant d’observer son époux d’un œil fixe et froid, avec comme un sentiment de reproche figé sur le visage.

- J’en fais des efforts, pourtant…

Assis face à elle, André inspecta machinalement le salon. Il n’arrivait pas vraiment à soutenir son regard… Sur la cheminée, face à lui, un chapelet de chatons en porcelaine - une sale manie de sa femme qu’il ne s’était pas résigné à balancer – camouflait tant bien que mal la poussière de la poutre. La vilaine lézarde du plafond semblait chaque jour progresser, et commençait à attaquer la frise, autour du lustre aux fausses bougies incandescentes. A sa gauche, les éternels rayonnages de livres et manuels qu’il lui semblait avoir toujours traîné avec lui, comme un encombrant mais indispensable organe externe… Caroline le lui reprochait souvent : « mais qu’est-ce que tu fais avec tous ces bouquins, tu les as lus et relus ! Tu n’y touches jamais plus… Et tu trouves le moyen d’en acheter d’autres à la première occasion ! Tu ne crois pas qu’il y a plus important que tes livres dans ta vie ? Réponds-moi ! »… Et bien-sûr, il lui répondait, comme toujours, il promettait d’essayer de se raisonner. De les trier, et d’en jeter, même. Ou d’en vendre, peut-être ? Il était comme ça André Salaun, il n’avait jamais su faire face à Madame autrement que par l’esquive.

A vrai dire, elle n’avait pas tort. Les étagères ployaient sous la masse des bouquins entassés à la va-vite, elles aussi engluées sous une poussière grasse et tenace. Il n’avait jamais été doué en bricolage, il eût fallu leur mettre un genre de renfort central, de quoi soutenir les rayonnages de la bibliothèque. Un étai. Ça se fait, pour un homme, de travailler chez lui, de construire des choses. Elle lui avait dit qu’il n’y arriverait pas ; c’est aussi pour ça qu’il avait essayé quand même de faire une belle bibliothèque…

Non, décidément, elle n’avait pas tort ; pas plus que quand elle lui disait que le chat était dégueulasse, qu’il serait peut-être temps d’y faire quelque chose avant que les bestioles se fichent dedans…

Boule de neige, leur petit amour angora, le seul enfant qu’ils n’aient jamais eu… Il était mort en quatre-vingt-dix-neuf, de sa belle mort, après dix-sept ans d’une vie de patachon. Sa fourrure, si merveilleuse de son bel âge, avait perdu son éclat nacré, et s’étiolait progressivement, au point qu’on voyait – en y regardant bien – poindre sous les poils les reliefs anguleux de son bassin. Pourtant, Thomas, le naturaliste, avait fait du bon travail. Il faisait toujours du bon travail, même en bricolage.

- Je sais Caroline… Je sais bien. Je vais les refaire ces étagères, c’est promis. Et je trierai les livres. Tu as raison, ça n’est plus possible comme ça…

- …

- … et je m’occuperai de Boule de neige. Ce petit chéri… Qu’est-ce que tu ne m’auras pas fait faire, quand même ! Il doit bien y avoir quelque chose à tenter. Le restaurer, pourquoi pas ? Hein mon pépère ?

Il jeta un œil au matou empaillé. C’était surtout l’amour de Caroline en fin de compte, ce chat. Parfois, André en avait peur. C’est imprévisible, un chat.

 

* * *

 

Avant de prendre la route de Saint-Malo, Etienne décida d’appeler Dario. Un temps splendide, pas mal de gens faisaient le pont, et à cette heure-ci il mettrait déjà une heure à sortir des bouchons de l’agglomération rennaise… Il avait bien le temps de s’en griller une, et d’appeler l’autre, surtout que ça risquait de compromettre ses plans, s’il en avait pour le week-end… Et puis il avait des trucs à lui annoncer. Du lourd. Il se gara sur un parking de supermarché.

 

- Oui, allo…

- Dario, c’est moi. Comment ça va pour toi ?

- Bah ! Comme si j’étais au point mort, réduit à causer avec la mer… J’ai trouvé une godasse.

- Une godasse ?

-Non, c’est rien… Laisse tomber… Je rentre demain, sauf si tu m’annonces que trois vierges et un sacristain viennent d’être butés derrière l’église, pendant que j’étais aux bigorneaux.

- Arrête tes conneries Dario, j’ai du neuf.

- Ah ?

- Le marteau, c’est impossible…

- ???

 

Dario  reposa son demi. Quand Etienne se mettait à l’arrêt sur un détail, en général il y avait du monde de planqué sous le buisson. L’épagneul, qu’il l’appelait, pour sa capacité à s’intéresser aux détails qui n’en sont pas, à faire un blocage sur ce qui cloche, sans perdre de temps avec ce qui pourrait paraître louche, mais n’en vaut pas la peine… Oh évidemment, ça ne marchait pas à tous les coups – sinon le fougueux clébard ne trainerait déjà plus ses guêtres à Rennes – mais il était parfois épatant. Dario se tut deux secondes, car il savait que son équipier aimait attendre deux secondes avant de lâcher une info cruciale. Un temps d’arrêt, avant de faire s’envoler le gibier. Autour de lui, dans le bar, les pigeons du coin le regardaient le plus discrètement possible. Se demandaient peut-être quel malade avait bien pu zigouiller des vierges et un samaritain derrière l’église, tout en bouffant des bigorneaux… Parler moins fort, à présent.

 

- Vas-y racontes… Le marteau, alors ?

- Alors ça coince ! Le marteau, c’est un problème. Un obstacle redoutable. Physiquement, et techniquement : impossible ! Tu te rends compte ?

Le souci avec un épagneul, c’est le niveau de compréhension. Dario lui en faisait souvent le reproche, de ne pas s’emballer comme ça quand il avait flairé un gros coup. Il lui demandait de faire des phrases, d’essayer de mettre les bœufs avant la charrue, mais rien n’y faisait vraiment…  Il fallait, dans ces cas-là, ne rien dire et le laisser venir. Car sinon le petit s’énervait encore plus.

- Tu te rappelles, ce qu’ils nous ont dit à la gendarmerie ? Tu te rappelles ? Les deux gars qui se foutaient de notre gueule, parce qu’on n’avait rien d’autre à faire que traîner chez eux ? Tu te souviens du « y a pas à tortiller du cul pour chier droit, les jeunes ! Le marteau est tombé - un chat ou un pigeon avait dû grimper sur l’échafaudage de l’église - et au même moment, le pauvre Thomas passait en dessous… Paf ! Mort ! Circulez, y a rien à voir…», tu t’en souviens, dis ? Paf ! Mort ! On y a presque cru nous aussi, mon vieux !

- Oui, c’est clair… marmonna Dario, cerné de volatiles curieux, et qui n’osait plus rien dire d’autre. Reprit une gorgée de bière pour la contenance.

- Eh bien voilà, je reviens du labo. Les gars sont formels, ils m’ont expliqué ça par A plus B, de la physique pure : quand un objet au poids inégalement réparti – le marteau – tombe dans le vide, il fera peut-être un ou deux tours sur lui-même, oscillera un peu, mais finira toujours par tomber la tête la première, à plat. Un séisme, je te dis, ce marteau. Putain.

- T’es sûr de ça ?

- Sur vingt mètres de chute libre, c’est inévitable. Le marteau est tombé droit, la tête en avant. Enfin, il aurait pu tomber…

- Car il n’est pas vraiment tombé, c’est ça ?

- Le légiste est sûr de son coup, Dario. À une ou deux heures près, on s’accorde sur le moment de la mort de Thomas : ça colle… Par contre, pour l’impact sur le crâne, ce n’est pas du tout la trace laissée par un marteau qui tombe à plat. La fracture correspond sans aucun doute à un coup porté au moyen d’un marteau, mais pas à un marteau qui tombe de vingt mètres de haut ! On l’a tué, l’empailleur !

- Et si le marteau s’était…

- Désuni ? Oui j’ai vérifié aussi : si la tête était partie du manche pendant qu’un ouvrier bossait là haut, même avec une vitesse de rotation infernale, la hauteur de chute – vingt-quatre mètres exactement – aurait suffi à faire à nouveau régner les lois de la physique et de la chute libre… On l’a assassiné, je te dis. A la main, avec un marteau.

Dario raccrocha, se rejeta en arrière, puis balaya la salle du Café des Pêcheurs d’un regard qui ne se voulait pas discret. Chacun reprit le cours de ses occupations autour de lui, le troquet se remplit à nouveau d’un bourdonnement rassurant… Il inspecta l’étiquette de sa bouteille. Commença à la décoller, dans un coin. Ainsi, le marteau n’aurait pas pu tuer de cette façon en tombant du chantier…Tout en découvrant qu’il venait de s’enfiler deux mousses « triple fermentation », dépassant les huit pour cent d’alcool par litre, il repensa à ce pauvre ouvrier maghrébin qui devait être dans un charter à cette heure. Le pauvre gars à qui appartenait le marteau oublié en hauteur, et qui – vraiment pas de bol – travaillait en situation irrégulière depuis trois ans dans la région… Un bon gars, avait dit son patron, lorsque Dario était venu le cuisiner. Un bon gars, un bon ouvrier, qui n’aurait pas le loisir de faire profiter la France de ses évidentes qualités professionnelles et humaines… Le monde avait bien changé en cinquante ans. Il commanda une troisième bière. Plus personne ne le surveillait. Au fond, une gamine poussait des cris stridents pour un stupide match de babyfoot. Qu’est-ce qu’on peut être quiche à quinze ans… L’ouvrier se prénommait Nouredine, Dario avait pu lui parler avant son départ. L’avait sérieusement travaillé au corps, d’autant que ce borné de Marlat « le sentait mal »… Autant Etienne pouvait être comparé à un chien de chasse, autant Marlat faisait plus penser à un gros faisan lâché la veille de l’ouverture du ball-trap. De ceux qui restent collés contre une clôture des jours durant, sans même chercher à la contourner, à s’envoler.

La troisième belge arriva, dans une confortable indifférence générale. La serveuse avait de gros seins. Nouredine en avait pleuré. Il ne voulait pas d’ennuis, avait déjà suffisamment de honte et de chagrin comme ça. Il avait espéré devenir Français. Et puis, ses horaires ne collaient pas avec l’instant présumé du coup de marteau… A cette heure-là, il était à la gendarmerie, et apprenait qu’on le mettait définitivement dehors.

 

* * *

 

- Entrez, entrez donc Messieurs, ne restez pas dehors… Donnez-moi vos vestes, je vous prie.

 

Etienne n’avait jamais froid, et donc rien à donner. Dario tendit son caban. Il n’aimait pas ces manières trop bienveillantes, ce sourire crispé, que Salaun s’efforçait de montrer en sa présence. Il n’aimait pas non plus cette odeur vaguement rance qui imprégnait l’atmosphère de sa baraque. Il ne s’y sentait pas à l’aise. Après avoir jeté un coup d’œil à Etienne, il comprit vite que l’épagneul n’était guère mieux loti.

 

A bien y regarder, André Salaun semblait bien plus affecté que lors de leur première entrevue, trois jours plus tôt. Il avait les traits creusés, le teint encore plus gris.

- Inspecteur Mancuso… vous avais-je présenté Boule de neige, lors de votre première visite ? dit le vieil homme, tout en tapotant avec précaution le dos d’une horreur empaillée.

- Euh, oui… Je l’avais vu.

- Evidemment, il est un peu sur le retour… Ah, si vous l’aviez vu, ne serais-ce qu’à quinze ans !

- Monsieur Salaun… Votre épouse n’est pas là ?

- Oh... c’est horrible, inspecteur…

- Que se passe-t-il ?

 

L’ancien instituteur fit quelques pas, et se laissa tomber sur un fauteuil hors d’âge… D’un geste tremblant, il invita Etienne et Dario à prendre place sur le divan, juste à côté. Il sortit un grand mouchoir usagé de sa poche, et s’essuya le bout du nez tout en reniflant. Puis se redressa, les yeux mouillés.

 

- Elle… elle est partie, inspecteur ! Je ne savais pas comment vous l’annoncer…

- !!!

- Comme je vous le dis… Elle m’a quitté. M’a laissé un petit mot, que j’ai hélas brûlé de rage ce matin… Si seulement j’avais eu la présence d’esprit de le garder pour votre visite ! Ah, ça, elle me le disait souvent : « André, tu t’énerves trop facilement, comment faisais-tu donc en classe ? Tu étais sans doute bon élève… »…

- Il disait quoi, ce mot ?

 

Le vieux sortit une bouteille de sous la table basse, et trois petits verres à cognac. Tout en les remplissant maladroitement, il répondit à Etienne :

 

- Oh… Pas grand-chose en vérité. Sans doute nous étions-nous déjà dits l’essentiel. Elle m’écrivait qu’elle ne souhaitait plus vivre ici, que les fleurs finissent toujours pas faner, qu’elle préférait partir avant que nous ne soyons malheureux… Rien que je ne sache déjà.

- Ah bon ? Vous saviez qu’elle voulait partir ?

- Oui… depuis des années déjà. Caroline est une femme très indépendante, contrairement à moi, qui suis d’un tempérament bien plus affectif… Elle avait déjà failli me quitter, voilà dix ans, juste après sa maladie.

- …

- Un ulcère, mal soigné au départ. Mais finalement, j’avais réussi à la garder près de moi. A force d’amour, et de patience, notre quotidien était redevenu tel qu’il aurait toujours dû être.

- Comment ça ? dit Etienne, tout en remettant dans son paquet la cigarette qu’il comptait se griller, sous le regard réprobateur de Dario.

- Comme je vous le dit… Il nous avait fallu oublier la maladie, faire le deuil de cette vie que nous avions eue avant… Ma pauvre Caro n’était plus que l’ombre d’elle-même, au sortir de l’hôpital.

- Mais… Pensez-vous qu’elle reviendra, Monsieur Salaun ? dit Dario, à court d’inspiration devant le désarroi du bonhomme.

- Je l’espère inspecteur… Je garderai toujours cet espoir de la voir repasser le seuil de notre porte, répondit l’autre, la voix éraillée par le chagrin.

Dario jeta un œil à son collègue, visiblement ému, puis à la porte, au salon. Tout ici était comme un hommage à cette femme. Des photos d’elle étaient placardées un peu partout, un portrait à l’huile, même, trônait au dessus de la cheminée, à côté d’une ringarde collection de chatons poussiéreux. Le ménage n’avait pas été fait depuis longtemps. Sans doute, Salaun n’avait pas encore eu le temps de mettre tout en ordre depuis le départ de son épouse. Il regarda à nouveau Etienne, qui hocha brièvement de la tête. Le lendemain, oui… Remettre au lendemain le coup du marteau qui ne peut pas être tombé de l’échafaudage. Juste poser une question avant de partir.

- Monsieur Salaun… Je regardais les photos de votre épouse, c’est bien elle n’est-ce pas ?

- Oui ?

- Cette canne, qu’elle tient la plupart du temps… Elle avait eu un accident ?

- Non, Monsieur l’inspecteur, répondit l’autre d’une voix glaciale. S’il s’était agit d’un accident, disons que ce fut un accident intra-utérin. Elle avait un pied bot, ma pauvre Caroline… Elle boitait depuis toujours, à cause de ça. D’où la canne. Elle ne pouvait s’en séparer.

- Je ne voulais pas vous offenser, Monsieur Salaun… Nous allons vous laisser, reprit Dario, le cœur battant… Le moment est délicat, peu approprié sans doute. Je passerai vous voir, disons demain soir, ça ira ?

- Oui, bien-sûr inspecteur… Merci de votre compréhension.

 

Ils se levèrent, serrèrent la main moite d’André, et sortirent de chez lui. Dario peina à ne pas courir, hurler, en sortant.

 

* * *

 

Lorsqu’André Salaun se rassit sur son fauteuil informe, il mit peu de temps à sécher ses larmes. Et guère plus à s’apercevoir que l’inspecteur Mancuso avait oublié son caban. Lorsqu’il s’en saisit, quelque chose tomba sur le parquet. Un bruit mat, lourd, qui lui glaça le sang. Même pas la peine de vérifier… Un soulier couleur sable, pointure trente-quatre, commandé par le biais de la pharmacie orthopédique à Saint-Malo, il y a bien longtemps déjà. Cette petite fouine de rital l’avait bien baisé. Il étouffa un juron, eut envie de balancer la chaussure sur son chat empaillé. Mais se ravisa, juste avant que Dario ne frappe à la porte, pour récupérer sa veste, et la chaussure de Caroline avec.

 

* * *

 

Un crachin épais ruisselait sur le pare-brise de la voiture banalisée. Dario prit une cigarette dans le paquet qu’Etienne avait laissé sur le tableau de bord. L’autre n’avait rien dit, pas un mot, et enchainait les blondes, lorsque l’Italien lui avait expliqué comment il espérait avoir coincé Salaun… Comment il avait compris que la chaussure de la plage était bien celle de sa femme (sur les photos du couple, on voyait clairement que Caroline était un tout petit bout de femme, certainement moins d’un mètre cinquante. Elle devait donc avoir de petits pieds… dont un tordu). Comment il avait pensé à oublier son caban, quelques minutes, chez Salaun…

Et ensuite, cette mystérieuse disparition, à soixante-douze ans… Etonnant, de partir comme ça, sur un coup de tête, après une si longue vie commune.

Alors Dario avait demandé à Etienne de renifler, comme il savait si bien le faire. Le résultat de la battue fut rapide. À dix heures du matin, un coup de fil de l’épagneul, depuis la mairie. C’était incroyable, ahurissant, mais attesté par des documents officiels : Caroline Bourdon, épouse Salaun, n’avait pas pu quitter son domicile, l’avant-veille… Cela faisait près de dix ans qu’elle était décédée, des suites d’un cancer de l’estomac ! Au village, personne n’en faisait cas, et donc personne n’aurait eu l’idée d’en parler. Surtout à un flic étranger descendu de Rennes pour enquêter sur la mort du père Thomas… Les Salaun étaient des gens discrets, peu liants. André ne voyait presque plus personne en dehors du taxidermiste et du curé, tandis que la longue maladie et le caractère exécrable de Caroline l’avaient éloignée de tout le village… Il se disait qu’elle avait été enterrée dans leur jardin, par André lui-même, en petit comité.

 

- Et l’empailleur ? demanda tout à coup Etienne.

- Quoi, l’empailleur ?

- C’était un bon artisan, non ?

- Excellent à ce qu’il paraît… Quoique, à voir le chat de Salaun, permets-moi d’en douter… Mais tu penses à quoi ?

- Me prends pas pour un fan de tuning, tu veux… Je pense, et tu le penses aussi, que Salaun l’a assassiné. Son attitude depuis le début de l’histoire, ses liens avec Thomas, toujours fourré à l’église, là où l’autre a succombé… Et puis un gars qui nous fait gober que sa femme n’est pas morte a forcément un truc à cacher, et il est sûrement capable de tuer quelqu’un… Mais tout ça, tu le sais déjà. Tu n’aurais pas ramassé ce croquenot sinon… Ce que je me demande, c’est s’il est possible d’empailler autre chose qu’un animal. Sous couvert du secret, ça va de soi. Et je sais bien que tu y as songé, toi aussi…

- …

- Thomas aura voulu tout déballer, un jour. Dire la vérité. Ou il aura refusé de refaire une fraicheur au macchabée… Et Salaun, paf !

 

Dario se tourna vers son équipier, le regard vide. Au regard de ses vingt-deux balais, de son inexpérience, Etienne avait tout ce qu’il faut de vice pour devenir bien mieux qu’un fidèle chien d’arrêt. S’il se calmait un peu sur les blondes.

 

- Tu te rappelles, hier ? Quand il a dit qu’elle avait failli partir, déjà…

- Oui… Et qu’il avait réussi à la garder près de lui. Je m’en rappelle très bien.

- Bon ! Qui lui parle, quand il remonte ?

- Comme tu veux, Etienne. On va le laisser revenir à sa voiture, tranquillement. J’ai inspecté les lieux, il ne pourra pas remonter ailleurs qu’ici, à moins d’escalader la paroi… En espérant qu’il ait fait une bonne pêche.

 

En contrebas, sur les rochers, un homme seul s’escrimait à conserver son équilibre, lesté d’un sac fort encombrant. André Salaun n’était certes pas vraiment un pêcheur à pied régulier… Mais pour quelques jours encore, il s’était dit que l’océan risquait fort de lui ramener quelques trouvailles bonnes à ramasser avant quiconque, au pied de la falaise.

 

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2 février 2010 2 02 /02 /février /2010 12:43

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La masturbation gingivale a sur moi un effet non seulement relaxant, mais aussi stimulant.  J’étais occupé hier à me vibromasser les dents avec une de ces brosses électriques, qui font un bruit de tondeuse à chien, lorsque me vinrent quelques idées qui me semblèrent de prime abord originales, authentiques et pour tout dire intéressantes… Hélas, après une courte réflexion, je dus me rendre à l’évidence : j’étais un mouton parmi tant d’autres, soumis à la même influence médiatique et culturelle que mes congénères. Accompagnant chacune de mes pensées, les poils drus de ma compagne s’insinuaient avec gourmandise dans les plus intimes recoins de ma cavité buccale. A défaut d’être un grand penseur, au moins j’aurais les dents propres.

Je me brossais les dents, donc, comme on refait le monde, lorsque me vint à l’idée que les propos de Georges Frêche commençaient à lui coûter cher. Georges Frêche, vous savez bien, l’omnipotent roi de Septimanie, le socialiste hardcore, l’empêcheur de bronzer en rond… Le fameux physionomiste dont l’acuité visuelle est à ce point développée, qu’il peut en un battement de paupière savoir si untel est digne du maillot tricolore, si untel mérite d’être traité comme un homme, ou si telle tête d’œuf est contraire ou non aux bonnes mœurs catholiques… Evidemment, vous voyez bien de qui il s’agit, puisqu’en terme d’informations, nous buvons tous peu ou prou à la même source.

Georges Frêche donc, commence à sentir le ressort du siège éjectable se déplier sous son  grassouillet séant. Gageons qu’une autre personnalité, moins imposante sur l’échiquier socialiste eut déjà été renvoyée ad patres depuis un bail. Ne pèse pas lourd qui veut. Et puis il se défend encore, le bougre, soutenu pas son inconditionnel fan club septimanien : ses mots ont été sortis de leur contexte !

Là, je dois avouer, que c’est assez recevable. Tiens, si on relit ça : « les poils drus de ma compagne s’insinuaient avec gourmandise dans les plus intimes recoins de ma cavité buccale »… A priori, c’est absolument dégueulasse, on pourrait même rapprocher cette phrase des plus horribles penchants zoophiles. Or, vous vous en doutez bien, mes penchants zoophiles sont tout à fait courants, et à ce titre acceptables.

Le problème serait différent si j’avais pour habitude de me répandre en saillies douteuses sur le sujet. La récidive, c’est bien là le problème de M. Frêche, et par là même de ses futurs ex-amis socialistes, qui n’avaient décidemment pas besoin de ça pour passer pour des manches.

En fait, ça me fait un peu penser à ces congres que ferrent parfois les pêcheurs côtiers, depuis leurs fragiles embarcations familiales. On est rapidement partagé entre la satisfaction d’avoir au bout de la ligne une belle prise, et l’emmerdement qui consiste à essayer de remonter la bête à la surface des eaux. Ne nous y trompons pas, être aux prises avec un gros congre comme Georges Frêche est une sacrée gageure pour le PS, qui risque d’y laisserdes plumes, des écailles, et une région aux prochaines élections. Blotti dans la gangue rocheuse, tel un énorme étron lové dans son antre de faïence, Frêche ne se rendra pas aisément, le museau sortant à peine du goëmon. C’est bien là, encore, une question de contexte. Il est toujours délicat de sortir une phrase de son contexte… Mais je vais devoir vous laisser. Tout à la satisfaction de sentir aller et venir l’oblong accessoire entre mes lèvres humides – le contexte, le contexte -  je n’ai pas vu le temps passer, il faut que je vous laisse. Je reviendrai vous parler de la grippe plus tard. Cette tête de congre m’a donné faim.

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2 février 2010 2 02 /02 /février /2010 10:49
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J’avais toujours en moi la curieuse sensation que tout changerait. Comme une force invisible mais cruciale, qui faisait que, quoi qu’il puisse se passer, je savais que je tiendrais bon. On habitait à Beaujardin, dans une de ces maisons d’ouvriers comme on en faisait dans les années cinquante, en périphérie des grands centres urbains. Fallait bâtir vite, à défaut de le faire bien. Et surtout caser tous ces gens qu’on faisait bosser, à défaut de le faire bien.

 

On était donc entassés ma famille et moi dans cette petite cahute en fausses pierres à pas cher, coincés entre deux autres tribus de cheminots aux demeures identiques à la nôtre. En face, sur le mail, rouillait une vieille micheline sans vie, glorieux ancêtre ferroviaire local ; une idole, presque… Faut dire que quand on vit du rail, qu’on en bouffe à toutes les sauces, et que tout le quartier est logé à la même enseigne, ça finit par tourner le ciboulot. On apprend à apprécier ce qu’on voit, un genre de reconnaissance du ventre...

Mon vieux était manœuvre, c’est lui qui fixait les traverses, installait les aiguillages, mettait en place le ballast. Toute la merde, quoi. Mais ça ne l’empêchait pas de vibrer pour son boulot… La micheline pourrie qui nous bouchait l’horizon et attirait les merdes de pigeons, il l’aimait comme un paysan aime sa terre. Ca se voyait quand il m’en causait, et que ses yeux se mettaient à briller parce qu’il l’avait vue rouler, la carcasse, quand il avait mon âge… C’était un gars bien mon père, un rêveur, un de ces gusses qui font chier personne et qui essayent de toujours faire au mieux pour arranger tout le monde. Son seul défaut, c’est qu’il s’était marié avec Maman. C’est pour ça qu’un matin de l’été cinquante-quatre, il s’est tiré à la pêche à l’anguille, et qu’il s’est laissé dériver pour toujours.

Faut dire que même s’il tenait à nous, il y avait de quoi rester avec les anguilles. Avec le recul aujourd’hui je comprends mieux tout ça ; que l’on n’est pas forcément toujours amoureux de celle avec qui on a fait des gosses. Que parfois, on étouffe, et qu’il faut prendre une goulée d’air sous peine de crever. Que l’ambiance Papa bricole, Maman picole, Mamie tricote, c’est pas ce qu’il y a de plus épanouissant, ce qui donne envie de rentrer à la maison le soir, le dos broyé par dix heures de pose de traverses… C’était un rêveur mon père, un gars qui croyait que la vie pouvait être belle, et c’est pour ça qu’il s’est tiré. On pourrait y voir de la lâcheté, moi j’y verrais presque une forme de courage.

 

On n’avait pas un rond quand il était encore là, on n’en a pas eu plus quand il est parti. A partir d’un certain niveau d’emmerdes financières, on finit par ne plus trop sentir les à-coups… Disons qu’on avait la chance d’avoir un toit, et d’être suffisamment bien élevés pour ne pas avoir vraiment faim tous les jours. Fallait juste que Maman puisse trouver de quoi se piquer la ruche, c’était la seule vraie priorité de notre quotidien, rythmé par ses gueulantes pestilentielles et les assourdissants passages de trains sur la voie en contrebas. Les deux arrivaient à faire trembler les murs, certains jours.

Quand ça braillait trop, et comme j’étais le plus petit, Mamie m’emmenait me promener à la Javel-Lacroix, comme elle disait… Ah c’était le bon temps ! Là où ils lavaient tous leur linge, avant que leur putain de lessive ait rendu la rivière trop sale pour continuer à le faire… Enfin c’est ce que je comprenais de ses anecdotes séniles, qu’elle jugeait sans doute intéressantes pour un pauvre gamin de huit ans… Mais elle était comme ça ma grand-mère, fallait éviter les blancs, et donc faire la conversation à tout prix. Quitte à raconter vingt fois l’histoire lamentable de la Javel-Lacroix… Notre chemin empruntait immuablement une grande passerelle métallique, au dessus des voies. Là elle ralentissait, et me demandait si j’avais peur de passer là-dessus, de voir le vide en dessous, et je lui disais que oui ; sûr que ça lui faisait plaisir… Elle par contre, je crois bien qu’elle n’en menait pas large, surtout quand sous nos pieds passait un convoi.

« Oh regarde ! Le beau train ! Tchou-tchou ! » qu’elle me disait en faisant semblant de tirer la chaîne d’une chasse d’eau… Elle me prenait vraiment pour un con, à essayer de m’amadouer avec des enfantillages pareils ! Qu’est-ce qu’elle croyait ? Que j’entravais que dalle à ce qui se passait dans ma vie ? Que je ne le voyais pas, l’avenir qui m’était promis ?… Moi comme j’étais trop petit et trop gentil pour lui dire tout ça, je regardais le train disparaître d’un air vaguement intéressé, pendait qu’elle me tenait par le col, avec des rides autour de sa bouche pincée, comme un vieux trou de balle flétri.

 

Les trains, je les regardais passer pourtant, souvent et tout seul. Je les voyais venir de loin, assis sur la passerelle, et secoué d’euphorisantes trépidations… J’imaginais que le chauffeur me voyait, se souvenait de moi et me faisait signe… Alors moi des fois, je lui faisais signe aussi. Et puis je me disais que peut-être un beau jour il m’emmènerait, me prendrait à bord pour partir, comme on part à la pêche aux anguilles…

 

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